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Publié le 20 octobre 2016

Briser le cercle vicieux dans lequel défiance et incivisme se nourrissent

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Publié le 20/10/2016

4Les observateurs étrangers dépeignent les Français comme un peuple individualiste, indiscipliné et frondeur. Cette réputation peu flatteuse se nourrit d’un long passé de rébellions et de révolutions. Les Français eux-mêmes revendiquent, non sans fierté, un esprit cocardier et insoumis. Un esprit qui s’exprime de différentes façons, souvent positives – soif de liberté et d’indépendance, attachement aux traditions, regard critique -, qui ne doivent pas masquer des expressions moins brillantes, comme l’incivisme. En plus de bouder les urnes, les Français seraient moins enclins que d’autres à respecter les règles de vie en société.

Une réalité que confirment les comparaisons internationales. La France est derrière la Slovaquie, le deuxième pays européen le plus tolérant à l’égard de l’incivisme. 62% des Français trouvent justifiable de réclamer des aides publiques indues, 37% d’acheter un bien volé et 42% d’accepter un pot-de-vin dans l’exercice de ses fonctions (Bréchon/Gonthier, Les valeurs des européens, 2014). Dans leur ouvrage de référenceLa société de défiance paru en 2007, Yann Algan et Pierre Cahuc écrivent : « … les Français sont aujourd’hui souvent moins civiques que les habitants de la plupart des pays à un niveau de revenu comparable ». Les auteurs établissent un lien entre le contournement des règles de vie en société et le niveau élevé de défiance qui caractérise l’opinion française. Ainsi « …les Français se défient plus les uns des autres parce qu’ils respectent moins les règles de vie en société que les habitants des autres pays riches ». Jalousie, suspicion, frustration, égalitarisme, dénigrement du succès, repli sur soi gangrènent le corps social et alimentent la sinistrose.

Comment expliquer cette particularité ? La France n’échappe pas à un mouvement général de désimplication du citoyen qui se sent de moins en moins redevable des malheurs du monde. La trilogie – émotion, compassion, indignation – a eu raison de ce « surmoi social » qui amène chacun à se refreiner ou à « se gêner » pour le bonheur des autres. Notre modèle social, qui se fonde sur une forme d’assistanat, encourage l’irresponsabilité et facilite l’infantilisme. De l’autre côté de l’échelle sociale, l’inconséquence régulière de certaines élites, politiques et économiques, ne pousse pas à la vertu. S’y ajoutent d’autres « maux » français : le corporatisme, qui consiste à accorder des droits sociaux en fonction du statut, la permanence de situations de « rente », l’étatisme – même décentralisé – qui pousse à tout réglementer de manière verticale sans vraie concertation. Citons encore le fonctionnement élitiste du système scolaire, le maintien d’un trop grand nombre de niveaux hiérarchiques dans les entreprises et les administrations ainsi que le manque de transparence de la sphère publique. Face à un ascenseur social bloqué et à un pays figé, les individus développent des stratégies de contournement : le piston, la débrouille, la défense de privilèges ou de monopoles, voire la tricherie ou la fraude. Et si l’incivisme était une façon de contester des « règles du jeu » qui ne fonctionnent plus ? Tout dépend des motivations : si le frondeur « joue » avec les règles pour les critiquer et les faire changer, l’incivique les méprise !

De timides tentatives ont essayé de faire souffler un vent de liberté et de responsabilisation (l’une n’allant pas sans l’autre) : prééminence de la négociation d’entreprise sur les accords de branche, constitutionnalisation du dialogue social, ouverture à la concurrence de bastions publics (transport, énergie, télécoms), remise en cause du monopole de certaines professions libérales, émergence d’une économie sociale et solidaire. Mais lobbies professionnels et syndicats ont tôt fait de refermer ce qu’ils considèrent comme une boîte de Pandore. Le développement de l’économie collaborative semble avoir fait plus pour oxygéner la société française que trente années de dialogue social. Dans un pays où le contrat à durée indéterminée et la fonction publique ont longtemps constitué le « Graal », de plus en plus de jeunes se tournent vers la création d’entreprises, qu’il s’agisse de startup technologiques ou d’autoentreprises dans le cadre d’une activité « ubérisée ». Pour beaucoup, ces activités sont devenues une « seconde chance » voire la seule manière de progresser dans l’échelle sociale.

De façon paradoxale, en dépit de leur méfiance, les Français en appellent à l’autorité de l’Etat, comme si l’une des causes du mal pouvait en être le remède. L’urgence, nous semble-t-il, est plutôt de briser le cercle vicieux dans lequel défiance et incivisme se nourrissent. Comment ? En faisant le pari de la confiance et de l’exemplarité : dans le dialogue social, les entreprises, les jeunes générations, les élus locaux et, d’une manière générale, dans la capacité de notre société à s’adapter aux défis de la modernité. En responsabilisant la société civile, l’Etat non seulement se déleste de tâches accessoires, mais oblige ses composantes à travailler ensemble sous le regard des unes et des autres. Car tout homme est double, individu et être social, et l’on ne se comporte pas de la même façon seul ou en société. Comme l’affirmait en son temps La Rochefoucauld : « La vertu n’irait pas loin si la vanité ne lui tenait compagnie ».

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