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Publié le 9 juillet 2017

Droit à l’oubli numérique : quelle est notre amnésie ?

Publié le 09/07/2017

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On connaissait le « devoir de mémoire ». Plus nouveau est le « droit à l’oubli » dont le but est d’effacer non pas l’histoire de l’humanité, mais la nôtre. Aux oubliettes notre passé numérique, gravé dans le marbre virtuel ?

En mai 2014, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) consacrait ce droit, en estimant que les internautes pouvaient exiger des moteurs de recherche d’éradiquer leurs informations privées dès lors qu’elles étaient jugées « inexactes, incomplètes, inadéquates, non pertinentes ou excessives ». Si bon nombre d’internautes désirent être référencés pour être (re)connus, 680 000 demandes de déréférencement ont été réclamées en Europe, dont 390 000 en France, loin devant l’Allemagne et le Royaume-Uni. Parmi elles, Google en a déjà accepté 43 %. D’après le moteur de recherche, ces informations revêtaient un « intérêt public ».

La question enflamme depuis la toile et le tribunal. Comment concilier le droit à la liberté d’expression, d’information, de communication avec le respect de la vie privée ? À chaque fois qu’un internaute clame le droit de désindexer une information privée, d’autres réclament celui de pouvoir y accéder. Pour la première fois, le Conseil d’État a soumis à la Cour européenne de Justice une question préjudicielle. Son objectif : éclaircir l’état du droit. Dès 1995, l’UE adopte une directive sur la protection des données personnelles. Elle stipule que le « traitement (…) ne peut être effectué que si (…) la personne concernée a indubitablement donné son consentement ». C’est sur cette directive que s’appuie depuis la Cour pour tenter de trancher sur le « droit à l’oubli » numérique.

En 2010, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’État à l’économie numérique obtient la signature d’une charte en ce sens, dont ni Facebook ni Google ne seront signataires ! La même année, la Commission européenne érige le « droit à l’oubli » numérique et la protection des données personnelles au rang de « droit fondamental » de l’Europe. Un an après, le G29, l’autorité responsable de la protection des données personnelles en Europe, publie un avis qui précise que la « notion de contrôle est (…) liée au fait que la personne concernée doit être en mesure de retirer son consentement ». Entré en vigueur le 24 mai 2016, le Règlement européen 2016/679 sur le traitement et la libre circulation des données à caractère personnel s’appliquera dès le 25 mai 2018. Tout dépendra de la définition comme de l’application du critère selon lequel une information relève ou non de l’intérêt public.

Notons que le déréférencement ne permet pas de s’éclipser d’internet, seulement des résultats de recherche associés au nom et au prénom du plaignant. Cet oubli pourra recouvrer la mémoire grâce à d’autres mots-clefs. De même qu’un site d’information peut légalement publier un article sur une personne. L’interdiction de la diffusion, de la reproduction voire de la manipulation de données privées (dévoilant origine raciale ou ethnique, opinions politiques, convictions religieuses ou philosophiques) comme de données relatives aux infractions et condamnations doit-elle s’appliquer aux moteurs de recherche ?

Une réponse favorable provoquerait un séisme tant les données dites « sensibles » sont océaniques sur la toile. Si la sentence de la CJUE est défavorable, les juges européens nageront vers une question tout aussi abyssale : comment appliquer le droit européen des données personnelles aux moteurs de recherche internationaux ? Jusqu’ici, seules de rares exceptions, telles que les informations déclarées illégales, car diffamatoires, contrefaisantes ou interdites par la législation nationale ont justifié la désindexation de résultats de recherche. Ce jugement se fondait sur l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui stipule que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

Si le « droit de mémoire » ne souffre pas de bornes temporelles, le « droit à l’oubli » devrait-il rencontrer des limites géographiques ? Lorsque Google déférence les liens des résultats de recherche incriminés dans ses versions européennes, les informations demeurent gravées sur le grimoire global. Pour les Américains, tout retrait d’une information est perçu comme une censure là où beaucoup d’Européens y voient le respect de la vie privée. Les Britanniques prônent la reconnaissance d’un « droit à l’innocence », qui permettrait d’effacer des données privées « honteuses » publiées avant l’âge de la majorité. La loi pour une République numérique traite d’ailleurs de ce sujet ainsi que de la pérennité des informations après le décès. À l’ère du numérique, plus personne « n’a la mémoire qui flanche » sauf le droit.

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